Société
Jeu mortel sur l'île de Groix
Un jeune insulaire a sauté dans la mer, déchaînée, le 1er janvier. Son copain a voulu le sauver. Tous deux ont péri. Par Jean-Louis GUILLAUME
QUOTIDIEN : samedi 20 janvier 2007 Groix (Morbihan) envoyé spécial
Il manque deux gars sur l'île de Groix, Eric et Théo, pris par la mer le premier jour de l'année. Les deux amis prolongeaient la fête dans l'après-midi du 1er janvier avec des copains sur les quais de Port-Tudy. Il y a un an, ils s'étaient baignés au barrage, dans la retenue d'eau potable de l'île, pour imiter, sans doute, les «frigodèmes», qui, sur le continent, à Concarneau ou à Quiberon, célèbrent l'année neuve en se jetant à la mer.
Ils veulent récidiver. Les deux potes se sont-ils lancé un défi ? Théo plonge d'un promontoire qu'on appelle le «bâton» , dans une mer déchaînée. Tous les Groisillons connaissent ce plongeoir naturel, une roche informe d'une dizaine de mètres de haut avec une crête herbue qui ferme une petite crique sableuse, planquée juste derrière la jetée ouest de Port-Tudy. Autrefois, un poteau y était planté, le «bâton» qui servait sans doute d'amer pour les navigateurs. Depuis les rochers, des touristes et des îliens ont tout vu.
Conseils. Eric, voyant Théo en difficulté, lui hurle des conseils, enlève son blouson et ses chaussures, puis saute à son tour. Il parvient à rejoindre son copain, le prend par le cou, lui maintient la tête hors de l'eau ; mais, vaincu par le flot, il doit lâcher prise. Théo disparaît, Eric plonge à plusieurs reprises à sa recherche, puis disparaît à son tour, aspiré par le flux terrible des Courreaux, ces courants qui sucent les roches sur le flanc nord-ouest de l'île.
Appel. Ces noyades, vécues sur l'île comme un arrachement, suscitent compassion et interrogations. Un appel à la mobilisation pour tenter de repérer les corps depuis les rochers et sur l'eau a été lancé. Tout le monde voudrait aider les familles des disparus. Les pouvoirs publics avaient laissé le canot de sauvetage à quai. Comme si les autorités laissaient filer les choses, se rangeant aux dictons locaux, qui affirment qu'il faut attendre soit neuf jours, soit quinze jours pour que le corps d'un noyé remonte à la surface.
Cet isolement relatif, l'horreur de ces disparitions ont resserré les liens des familles et des proches, qui s'efforcent de faire face. Eric Stéphant avait 21 ans depuis le 27 décembre ; Théo Guillemoto les aurait eus le 24 janvier. «C'est un véritable cataclysme qui nous tombe dessus», explique le maire, Eric Regenermel, évoquant les deux disparitions devant deux cents îliens réunis à la salle des fêtes pour la cérémonie des voeux, le 6 janvier. «Ces deux jeunes gens ont disparu dans les flots pour s'imposer dans nos esprits et dans nos cauchemars. Pourquoi ?» interroge l'élu face à une assistance muette. L'édile, qui est aussi l'un des trois médecins de la communauté de Groix, se livre alors à une analyse clinique des maux de l'île.
«Caillou». L'île, c'est «le caillou» , comme on appelle ici cette petite perle de l'Atlantique. Et Eric Regenermel de se désespérer devant ces enfants de 12 ans qui traînent le soir dans les ruelles, fumant et buvant. Ces ados qui se jettent à corps perdu dans l'alcool pour noyer leur ennui : «Il leur faut se mettre minable, dans une compétition insensée, à celui qui boira le plus, les alcools les plus forts, les mélanges les plus toxiques. Voilà, conclut l'élu, comment des jours de fête deviennent des jours de deuil.» «Eric et Théo étaient sans doute des adolescents qui se cherchaient encore, poursuit le maire médecin, mais c'étaient deux gamins attachants, qui semblaient tirés d'affaire. Tous deux avaient fréquenté nos chantiers d'insertion. Théo venait d'ailleurs de trouver un job dans la restauration.»
Théo avait la réputation d'être un très bon nageur. Avec ses potes, il sautait régulièrement du «bâton» durant les beaux jours. Mais, cette fois, il n'avait aucune chance : il était sans doute fatigué après une nuit blanche, et ce jour-là des vents de nord-ouest rendaient la mer démontée, les vagues allant fouetter la digue. On accède au «bâton» par un escalier de pierre qui découpe la falaise à l'aplomb de «Ty canot», l'ancien abri dans lequel Magdeleine, 96 ans, a installé une demeure, repérable avec ses volets verts. «Deux morts à la côte Héno, note Magd, noircissant ses carnets de tous les faits et méfaits locaux. Avant, j'avais des pattes de chèvre. J'ai commencé à plonger du rocher il y a soixante ans. Depuis un an, je n'y monte plus. Y a-t-il encore du sable dans la crique ?»
Suicide. Théo était fils unique, d'un père disparu quelques jours avant Noël, en 2003. Ce dernier s'était précipité dans l'Océan avec son 4 x 4 à la pointe de Pen Men. Son corps n'a jamais été retrouvé. «Le pire, explique le serveur du café Bleimor ("loups de mer", en breton), c'est que Théo commençait tout juste à pouvoir parler de la disparition de son père.» C'est ici que les deux garçons et leur bande aimaient à se retrouver. La gérante, Sophie, savait trouver les mots justes pour effacer leurs coups de blues.
Un corps a été retrouvé samedi dernier dans les courants, devant Groix. Il est en cours d'identification. Jeudi, un second a été repéré par un plaisancier dans les flots, vers Plouhinec, du côté du continent.