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Août 2002 - TAHITI-PACIFIQUE magazine - n° 136

Lucien KIMITETE 1952 - 2002

O Polynésie, pleure la disparition d'un "survivant"

Le 23 mai dernier, un Piper PA 34 transportant cinq personnes disparaissait dans l'archipel des Tuamotu. A bord de cet avion qui devait relier les atoll de Kaukura et de Makemo se trouvaient Boris Léontieff, conseiller à l'assemblée de Polynésie et maire de Arue, Arsen Tuairau, Ferfine Besseyre, le pilote Gilbert Kelly, ainsi que Lucien Kimitete, conseiller à l'assemblée territoriale et maire de Nuku Hiva aux Marquises.

Aujourd'hui, trois mois après cet accident tragique qui a été suivi par la mise en route de moyens de recherches jamais vus auparavant en Polynésie française, non seulement décima le parti d'opposition « autonomiste » Fetia Api, mais fit perdre au Territoire un de ses leaders les plus charismatiques et certainement le seul leader de Polynésie française à vivre, penser et se comporter en véritable Polynésien : il s'agit bien évidemment de Lucien Kimitete, pur produit des îles Marquises et farouche défenseur et promoteur de la culture de son archipel. Depuis 1991 maire de Taiohae sur l'île de Nuku Hiva, chef-lieu de l'archipel des Marquises, Lucien était également conseiller de l'assemblée de Polynésie française et « n°2 » du parti polynésien autonomiste d'opposition, le Fetia Api.

Mais c'est surtout en qualité d'ardent militant de la cause marquisienne et grand défenseur de cette spécificité culturelle que Lucien restera dans les mémoires. Dès son jeune âge, il fut inspiré par un milieu familial très conscient de l'admiration que le monde extérieur porte pour la civilisation marquisienne .Son oncle Joseph Kimitete, sculpteur marquisien reconnu mondialement, exposa à Paris et décora de nombreux grands hôtels à Hawaii. Lucien portait donc en lui l'extrême fierté d'être un des héritiers de cette culture et se forgea une vision, celle de devenir protecteur et promoteur de la civilisation de son archipel. Homme à la forte et très agréable personnalité, intelligent et bon orateur, il était aussi, comme Francis Sanford jadis, un des rares politiciens locaux à avoir une conception internationale de la place de la Polynésie, compréhension acquise lors de ses fréquents voyages dans le Pacifique et notamment à Hawaii où une partie de la famille Kimitete est installée depuis deux générations.

Lucien Kimitete avec le ministre d' Outremer Paul à Nuku Hiva; 2000.

 

"Un peuple, une langue, une culture"

Lucien Kimitete avait donc une mission : sauver et développer ce qu'il restait d'une culture constituée de "survivants". Il l'expliquait ainsi : « En 1595, quand les Espagnols arrivent aux Marquises, la population de l'archipel fut estimée à près de 80 000 habitants. A l'arrivée du navigateur anglais James Cook en1773, il y avait 100 000 personnes. En 1838, lorsque l'amiral Dupetit-Thouars colonise les Marquises, 60 % des habitants ont disparu. En 1920, il n'en restait plus que 2000... Les premières heures de rencontre avec les Européens se sont soldées, pour notre peuple, par 200 morts - quelques vieux chants le relatent encore. Terrassé par les maladies nouvelles, imbibé par l'alcool importé par les équipages des baleiniers, qui avaient fait de l'archipel une base, acculturé par une christianisation ravageuse et dédaigné par le colonisateur, le Marquisien a failli disparaître ! Nous sommes des survivants ! Aujourd'hui nous raccommodons notre identité culturelle afin de pouvoir nous imaginer un avenir, tout en préservant notre microsociété et sa vision du monde. »

Et non seulement il le dit, mais aussi il mit en ¦uvre ce projet. Avec l'aide d'autres intellectuels marquisiens tels Toti Teikiehuupoko et Rataro, il crée l'association culturelle Te Hina o Motu Haka ; puis d'autres associations, ainsi qu'un parti politique. Dès ses débuts, l'enthousiasme de la population pour ce projet bien préparé et bien expliqué (« Nous sommes un peuple avec une terre, une langue, une culture ») par des Marquisiens convaincus et bénévoles, en assura le succès, à tel point que le grand centralisateur président Flosse commença à s'en énerver dès 1993, accusant cette « culture à outrance » de détourner les jeunes « du vrai progrès », d'autant plus qu'il sentait qu'un nouveau pôle de pouvoir se créait là à Nuku Hiva. Dès lors, l'inimitié entre les deux hommes sera farouche, une lutte que Lucien mènera toujours avec le respect de la dignité de son adversaire. Car Lucien, pour qui « l'argent public est sacré » refusa toujours et vivement de devenir un autre politicien « client » du « système Tahoera'a » centraliste et le disait à qui voulait l'entendre : « Il ne faut jamais oublier que les Marquises sont un butin de guerre pour la France, qui les a, par commodité, intégrées à la Polynésie. Si nous avons été colonisés autrefois par la France, aujourd'hui, le colonisateur, c'est Tahiti. Et ici, toute la vie administrative et politique reflète la double tutelle de la métropole française et des autorités tahitiennes. Nous avons tout en deux exemplaires: administrateurs, représentants religieux, etc. Nous sommes bien gardés - trop bien ! On nous fait ingurgiter à la fois ce qui vient de France et de Tahiti. Nous avons deux cordes au pied. »

Lucien portant un délégué de Rapa Nui lors du Festival des Marquises en 2000.

 

La lutte contre la "machine" du président Flosse sera constante et malgré les représailles (pratiquement aucun projet conséquent de routes ou d'autres infrastructures jusqu'en 1998) Lucien et sa population (habitués à survivre !) chercheront l'aide ailleurs, auprès de l'Etat à Paris. "L'oubli" des Marquises par Papeete devint si flagrant que Lucien demanda à différents ministres d'Outre-mer le « rattachement direct à la France et à la citoyenneté française », c'est-à-dire la départementalisation ("mayottisation") des Marquises en expliquant que le projet de POM (Pays d'Outre-mer) souhaité par le président Flosse était en fait une forme d'indépendance et qu'il ne voyait pas les Marquises faire partie de ce « pays ». Ainsi, lorsque le président Flosse refusa de donner la moindre aide pour financer le festival marquisien de l'an 2000 (alors que des centaines de millions furent dépensés pour un "carnaval", des feux d'artifices à Tahiti et la tournée d'un cirque chinois), Lucien se tourna vers Jean-Jack Queyranne, alors ministre de l'Outre-mer, lequel lui accorda l'aide nécessaire. C'est alors que Nuku Hiva vécut un moment très cocasse : tout d'un coup, Flosse se rendit compte que ce festival (auquel assistaient des personnalités étrangères à bord du paquebot Paul Gauguin) allait être un moment unique et exceptionnel réalisé grâce à la complicité de toute la population de l'île et pour lequel il n'avait nullement aidé, bien au contraire. « Président » se précipita à Nuku Hiva pour participer à la cérémonie d'ouverture et là, pour tenter de montrer à la population que c'était lui le « vrai chef », il décora Lucien Kimitete en le nommant chevalier de l'ordre de Tahiti Nui, et cela en toute illégalité car les statuts de cet ordre, pondus par M. Flosse lui-même, interdisent la remise de décorations à des élus politiques en fonction !!!. Lucien accepta, car selon les règles de l'hospitalité polynésienne, il ne n'avait pas le droit de froisser son invité.

 

Homme international

Or c'est sur la scène internationale, et grâce à la manière de faire que les anglophones appellent le « Pacific way » que Lucien Kimitete dépassait d'une tête tous les autres politiciens du cru. Il était connu et apprécié de tous les leaders, surtout ceux des minorités indigènes. Très populaire et respecté à Nouméa, en France et à Hawaii grâce à son humilité et à son contact facile, Lucien était d'une amabilité égale envers le petit comme le puissant. Un geste que peu de gens connaissent à Tahiti est révélateur de la générosité et de la "dimension Pacifique" de Lucien : lors du Festival des Arts de Nouméa en octobre 2000, il tint une « coutume » avec les chefs des tribus kanak lors de laquelle, dans un discours, il demanda leur pardon pour tous les torts ou peines que des Marquisiens émigrés en Nouvelle-Calédonie auraient pu créer, accidentellement ou volontairement.

 

Lucien Kimitete tient une « coutume » avec les chefs des tribus kanak lors de laquelle, dans un discours, il demanda leur pardon pour tous les torts ou peines que des Marquisiens émigrés en Nouvelle-Calédonie auraient pu créer. (ph. Patrick Brai)

Pour moi personnellement, chaque trop rare rencontre avec Lucien, que ce fut sur un trottoir de Papeete ou lors d'une visite à Nuku Hiva, était un moment de joie véritable de rencontrer un homme bon et franc. Chacune de ces rencontres impliquait toujours une longue conversation lors de laquelle il expliquait avec passion et avec cette gentillesse si polynésienne ses idées, Ô combien il craignait « l'évolution que nous propose une modernité passe-partout, identique sous toutes les latitudes de la planète. Je ne veux pas qu'on fasse aux Marquises ce qu'on a fait à Tahiti. Notre avenir, c'est nous qui devons en décider. »

Il ne reste maintenant qu'à espérer qu'un(e) autre Marquisien(ne), aussi intègre, aussi humain et porteur d'une vision aussi forte que Lucien prenne vite sa place. La survie de la magnifique -mais si fragile- culture marquisienne en dépend.

Entre-temps, Lucien, tu nous manques à tous énormément.

Alex W. du PREL

Lucien Kimitete (ici performant un haka sur l'île de Groix lors d'un festival culturel) était l'infatigable ambassadeur d'une culture unique et authentique : il était, comme Francis Sanford jadis, un des rares politiciens locaux à avoir une conception internationale de la place de la Polynésie. (ph Zoé Duviard).

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photo C. Le Goff


photo C. Le Goff

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